Evidemment, avec une tête d'affiche comme Russell Crowe, Master and Commander fut vendu comme un Gladiator sur l'eau : mais les fans du péplum de Ridley Scott allaient en
être pour leurs frais. Master and Commander reste un grand film d'aventures maritimes, spectaculaire, généreux et populaire, dans lequel "pas une voile ne manque et tous les nœuds sont
d'époque" (selon l'historien napoléonien Jean Tulard). Mais il y a finalement très peu de batailles dans le film. Weir, cinéaste des espaces -mentaux et physiques- clos, a beau shooter son film
en cinémascope (sa première fois depuis L'Année de tous les dangers en 1982), il refuse de faire partir le film dans une direction de porno guerrier. "Oceans are now battlefields",
proclame le carton-titre du film : mais le champ de bataille de Master and Commander est l'esprit humain, à deux niveaux, d'abord le combat de cache-cache mental entre les deux
capitaines et ensuite le combat de Maturin face à Aubrey pour faire avancer la science plutôt que la guerre. C'est un grand film-monde En 1805, un navire anglais traque un navire français sur les
eaux du Pacifique : tout en fournissant au film sa direction, le sujet de Master and Commander n'est pas une fin en soi. Les digressions en forme de mini-intrigues aux tons variés (le
"Jonas", le mystère de la coque de l'Achéron, l'échappée aux Galapagos au son des suites pour violoncelle de Bach...) encapsulées en moins de deux heures trente (!) donnent au film les dimensions
d'un monde. D'un univers tout entier contenu dans les planches d'un bateau. L'épilogue, fabuleux et ouvert, montre que le film pourrait continuer à l'infini. C'est la meilleure perf de Russell Crowe
(et de Paul Bettany) Ce n'est pas un secret : depuis son triomphe en Maximus, Russell Crowe a une fâcheuse tendance à tout bouffer à l'écran -surtout ses partenaires. Dans Master and
Commander, il n'est pas seul maître à bord. Il doit composer avec son meilleur ami Stephen Maturin, le chirurgien irlandais pacifiste et antimonarchiste. Leur relation propulse Master and
Commander dans le domaine du monumental. Le capitaine contre le chirurgien, l'Anglais contre l'Irlandais, le royaliste contre le républicain... Et tous deux se réunissent autour de la musique.
Le premier joue du violon et le second du violoncelle. Leurs réjouissantes et stimulantes engueulades sur tous les sujets, surtout la politique et la guerre, sont la dynamique du film (un peu comme
les duels Washington/Hackman, qui se battent pour conquérir l'espace de l'écran dans USS Alabama) et de véritables merveilles d'écriture et de jeu. C'est le seul film a avoir défié Le
Retour du roi Nommé dix fois aux Oscars, Master and Commander en a gagné deux en 2004 : Meilleure photographie et Meilleur montage sonore. Les huit autres (Meilleur film, Meilleur
réalisateur, Meilleure direction artistique, Meilleurs costumes, montage, maquillage, mixage sonore et effets visuels) ont tous été raflés par Le Retour du roi de Peter Jackson, qui en a
profité pour rafler trois autres trophées (Meilleure musique, chanson originale et scénario adapté). Face au rouleau compresseur du triomphe de fantasy de Peter Jackson, Master and
Commander a arraché deux petits trophées, comme pour affirmer son statut d'outsider surgi des brumes tel l'Achéron face au Surprise : des films comme ça, on n'en fait plus, ça
non. Si ça peut vous rassurer, on disait déjà ce vilain cliché en 2003, en sortant de Master and Commander. On n'en fait plus des comme ça. C'est parfois ainsi qu'on reconnaît les
chefs-d'oeuvre.